II
Elric dormit, Elric rêva et, bien qu’il fût conscient de l’irréalité de ses visions, ses tentatives pour se réveiller s’avérèrent futiles. Cessant ses vains efforts, il se laissa entraîner dans le lumineux paysage du rêve.
Il voyait Imrryr au temps de sa splendeur, Imrryr comme elle était avant qu’il ait pris la tête des hommes venus la détruire. La même… mais plus claire encore, plus lumineuse, comme si elle venait d’être construite. Même les couleurs du paysage étaient plus riches, le soleil d’un orange plus vif, le ciel d’un bleu plus profond. Oui, pensa-t-il, le monde a vieilli depuis ce temps-là et ses belles couleurs se sont fanées.
Gens et bêtes se mêlaient dans les rues resplendissantes : grands et effrayants Melnibonéens et leurs femmes, à la démarche gracieuse et féline ; esclaves aux visages fermés, au regard stoïque et désespéré ; chevaux aux longues jambes, d’une race depuis lors, éteinte, petits mastodontes tirant des carrioles aux couleurs vives. La brise était emplie d’odeurs mystérieuses, et l’on entendait les sons étouffés des activités de la ville, étouffés, car les Melnibonéens haïssaient le bruit autant qu’ils aimaient l’harmonie. De lourdes bannières d’ivoire flottaient aux tours de malachite, de jade, de cristal, d’ivoire, et de granit rouge poli. Et Elric s’agita dans son rêve, tant il avait la nostalgie d’être là parmi ses ancêtres, le peuple d’or qui avait dominé le monde.
De monstrueuses galères suivaient le labyrinthe des canaux menant au port intérieur d’Imrryr, chargées de beaux trésors, tributs glanés dans toutes les régions du Glorieux Empire. Et l’azur était encombré du vol nonchalant des dragons regagnant les cavernes qui abritaient alors plusieurs milliers des leurs, alors qu’il n’en restait maintenant qu’une centaine tout au plus. Et dans la plus haute tour, la tour de B’aal’nezbett, dite la Tour des Rois, ses ancêtres avaient étudié les sciences occultes, effectué leurs maléfiques expériences et donné libre cours à leurs appétits sensuels, non pas à la façon décadente des hommes des Jeunes Royaumes, mais en suivant leurs instincts innés.
Elric savait qu’il ne voyait que le fantôme d’une ville morte. Et il lui sembla traverser les parois brillantes de la Tour et assister aux conversations de ses ancêtres aux sens aiguisés par les drogues, à leur nonchalant sadisme qui, en l’absence de morale, ignorait la honte, à leur commerce libidineux avec des femmes-démons, à leurs tortures, à leurs recherches sur le métabolisme et la psychologie des races esclaves, à leur approfondissement des sciences mystiques, assimilant des connaissances qui auraient rendu fous des hommes moindres qu’eux.
Oui, ce ne pouvait être qu’un rêve ou une vision venue des mondes inférieurs où résident les morts de tous les temps, car voici que lui apparurent des empereurs de bien des générations différentes : Rondar IV aux boucles noires, douzième empereur ; l’impérieux Elric Ier au regard perçant, huitième empereur ; Kahlan VII, portant son lourd fardeau d’épouvante, trois cent vingt-neuvième empereur… et une douzaine d’autres parmi les plus puissants et les plus sages de ses quatre cent vingt-sept ancêtres, dont Trelahi, la Grande Impératrice, qui régna de l’an 8406 à l’an 9011 après la fondation du Glorieux Empire, remarquable par sa longévité et son teint vert pâle, sorcière puissante, même selon les critères melnibonéens, et que l’on disait issue de l’union de l’empereur Iuntric X et d’un démon.
Elric, qui assistait à tout cela comme s’il s’était trouvé dans un coin sombre de la grande salle, vit la scintillante porte de cristal noir s’ouvrir et un nouveau venu entrer.
Il eut un sursaut et essaya encore une fois, sans plus de succès qu’auparavant, de se réveiller. L’homme était son père, Sadric LXXXVI, aux paupières lourdes de tristesse. Traversant la foule des empereurs comme s’ils n’existaient pas, il se dirigea droit vers Elric, s’arrêta à deux pas de lui et le contempla sombrement. Cet homme au visage maigre, au long nez pointu et aux pommettes hautes, qui se tenait légèrement courbé à cause de sa taille exceptionnelle, avait été amèrement désappointé par son fils albinos. Il palpa l’ancien velours rouge de sa robe de ses fines mains couvertes de bagues, puis parla avec le murmure clair et articulé dont Elric se souvenait si bien :
— Es-tu donc mort aussi, mon fils ? Je pensais n’avoir passé qu’un court moment ici, mais je vois que tu as vieilli, et que le temps et le destin t’ont chargé d’un lourd fardeau. Comment es-tu mort ? Au combat, tué par la lame vulgaire d’un parvenu ? Ou bien dans ton lit d’ivoire, dans cette tour même ? Et Imrryr ? Rêve-t-elle de sa splendeur passée dans son déclin ? Et la lignée continue, certes, comme il se doit… Je ne te demanderai pas si tu as fait ton devoir sur ce point. Un fils, bien sûr, né de Cymoril que tu aimais, au grand dépit de ton cousin Yyrkoon.
— Père…
Mais le vieillard leva une main rendue presque transparente par les ans.
— J’ai à te poser une autre question, qui inquiète tous ceux qui passent leur immortalité dans cette ombre de ville. Nous avons remarqué que parfois elle pâlit ; ses couleurs se ternissent alors, et elle semble sur le point de s’évanouir. Certains de nos compagnons sont passés au-delà de la mort et peut-être, je frémis en y pensant, dans la non-existence. Et même dans ces régions intemporelles de la mort, des changements sans précédent se manifestent ; ceux d’entre nous qui ont osé se poser la question craignent que quelque cataclysme ne se soit produit dans le monde des vivants, un événement d’une ampleur telle qu’il nous affecte même ici et menace nos âmes d’extinction. Une légende veut que nous puissions habiter la Cité qui Rêve dans toute sa gloire passée jusqu’à ce qu’elle meure. Est-ce cela que tu es venu nous annoncer ? Car en te regardant mieux, je vois que tu vis encore et que ceci n’est que ton corps astral libéré un instant pour pouvoir errer dans les halls de la Mort.
— Père…
Mais déjà la vision pâlissait, déjà il se sentait aspiré dans les passages mugissants du cosmos, à travers des plans existentiels inconnus aux vivants, aspiré toujours plus loin…
— Père… ! appela-t-il, mais il n’y avait plus personne pour répondre aux échos infinis de sa voix.
Et, dans un sens, il en fut heureux, car qu’aurait-il pu dire au pauvre fantôme, lui révéler l’exactitude de ses pressentiments, admettre le crime qu’il avait commis contre la cité ancestrale, contre le sang même de ses aïeux, lui avouer qu’il n’avait pas d’héritier ? Tout n’était plus que brumes et gémissements et l’écho de sa voix retentissait douloureusement à ses oreilles, devenant indépendant et déformant le mot en d’étranges sons :
— Pè-è-è-è-r-e-e-e… Eèèèè-v-èè… Eèèèh-èèèè… R-e-e-e… D-è-è-re-ve-eer-è-è… !
Malgré ses efforts désespérés il lui fut impossible de sortir du sommeil, mais il se sentit attiré dans des régions nébuleuses traversées de couleurs inconnues et que son esprit ne pouvait concevoir.
Un immense visage commença à se former dans la brume.
— Sepiriz ! s’écria Elric en reconnaissant son mentor. Mais le noir Nihrain, désincarné, ne semblait pas l’avoir entendu. Sepiriz ! Êtes-vous… mort ?
Le visage s’effaça alors, pour reparaître immédiatement, accompagné cette fois du corps entier du grand Nihrain.
— Elric, vous voici enfin, et dans votre corps astral, je vois. Que la Destinée en soit remerciée, car je craignais déjà que mes efforts fussent vains. Et maintenant, nous devons faire vite. Une brèche a été pratiquée dans les défenses du Chaos et nous allons conférer avec les Seigneurs de la Loi !
— Où sommes-nous ?
— Nulle part. Nous voyageons vers les mondes d’En Haut. Venez, venez vite ! Je serai votre guide.
Et ils s’enfoncèrent toujours plus profondément dans des abîmes cotonneux et doux, passèrent par des canons aux parois de lumière, par des cavernes de ténèbres absolues où seuls leurs corps étaient lumineux, et Elric comprit que ces ténèbres s’étendaient dans toutes les directions, à l’infini.
Puis ils se trouvèrent sur ce qui semblait être un plateau horizontal parfaitement plat sur lequel s’élevaient quelques constructions géométriques bleues et vertes. Il y avait aussi des choses à forme humaine, des choses qui avaient pris cette forme pour accueillir les hommes qui arrivaient.
Les Seigneurs Blancs des Mondes d’En Haut, ennemis du Chaos, avaient revêtu des corps d’une symétrie parfaite et d’une beauté qui ne pouvait être terrestre. Seule la Loi pouvait créer une telle perfection et, pensa Elric, elle devait rendre impossible toute nouvelle création, de même que l’action volontairement erratique du Chaos empêche tout progrès. Il était plus que jamais évident que les deux forces étaient complémentaires, et la domination totale de l’une d’entre elles entraînerait l’entropie ou la stagnation du cosmos. Même dans une Terre dominée par la Loi, le Chaos devait être présent, et vice-versa.
Les Seigneurs de la Loi étaient équipés pour la guerre, comme en témoignaient leurs vêtements terrestres. Leurs corps resplendissaient de métaux fins et de soieries, ou de leurs équivalents sur ce plan. Des armes effilées pendaient à leurs côtés, et leurs visages d’une beauté irrésistible témoignaient de leur détermination. Le plus grand d’entre eux s’avança.
— Ainsi, Sepiriz, tu as amené celui dont la destinée est de nous aider. Bienvenue, Elric de Melniboné. Bien que tu sois fils du Chaos, nous avons de bonnes raisons d’être heureux de ta venue. Je suis celui que votre mythologie nomme Donblas le Justicier.
Dans son corps astral, Elric tenta de s’incliner devant lui.
— Salut, Seigneur Donblas, mais je crains que vous ne soyez mal nommé, car la justice est absente du monde.
— De votre monde, le corrigea Donblas avec douceur, bien qu’il fût évident qu’il n’avait pas l’habitude d’une telle impudence de la part d’un mortel.
Elric ne s’en souciait guère, car il connaissait trop bien les Seigneurs des Ténèbres pour agir avec déférence envers l’un ou l’autre camp. De plus, ses ancêtres avaient été les ennemis de Donblas et de ses frères, et il lui était encore difficile de le considérer comme un allié.
— Je comprends maintenant comment tu as fait pour défier nos adversaires, continua le Seigneur Blanc sur un ton approbateur. Et je t’accorde que la justice est absente de la Terre ces temps-ci. Mais l’on m’appelle Justicier et j’ai toujours la volonté de rétablir la justice dès que les conditions auront changé sur votre plan.
Elric inclina la tête, évitant de regarder la troublante beauté de Donblas.
— Alors, mettons-nous à l’œuvre, Seigneur, pour donner le plus rapidement possible la justice à notre monde en larmes !
— La hâte, mortel, est impossible ici !
C’était un autre Seigneur Blanc qui avait parlé, agitant la cape jaune pâle qui s’ouvrait sur l’acier clair de sa cuirasse ornée de l’unique Flèche de la Loi.
— Je croyais qu’une brèche était ouverte, donnant accès à la Terre, dit Elric, et que votre apparence martiale était le signe que vous prépariez la guerre contre le Chaos !
— La guerre est préparée… mais elle n’est possible que si la Terre nous appelle à l’aide.
— La Terre ! N’a-t-elle pas assez hurlé ? N’avons-nous pas essayé tous les charmes et toutes les incantations pour vous faire venir ? Quel appel vous faut-il encore ?
— L’appel prescrit, dit Donblas avec fermeté.
— L’appel prescrit ? Dieux ! Pardonnez-moi, messeigneurs. Est-ce donc qu’une nouvelle tâche m’attend ?
— Une grande et dernière tâche, lui dit Sepiriz avec douceur. Comme je vous l’ai dit, le Chaos tente d’empêcher les Seigneurs Blancs d’avoir accès à notre monde. Le Cor du Destin doit sonner trois fois avant que le sort de la Terre soit définitivement réglé. La première sonnerie réveillera les Dragons d’Imrryr, la seconde donnera aux Seigneurs Blancs accès au plan terrestre, et la troisième…
Il s’interrompit.
— Et la troisième, demanda Elric avec impatience.
— La troisième annoncera la mort du monde ancien !
— Qu’il en soit ainsi. Où se trouve ce puissant cor ?
— Dans un futur possible entre d’autres, lui répondit Sepiriz. Cet instrument a dû être construit dans une phase où la logique prédomine sur la sorcellerie. Vous devrez donc traverser l’avenir jusqu’à ce que vous ayez trouvé le Cor du Destin.
— Et comment pourrai-je accomplir un tel voyage ?
Ce fut Donblas qui lui répondit de sa voix calme :
— Nous t’en donnerons les moyens. Tu resteras équipé de ton épée et du Bouclier du Chaos, ils te serviront, mais leur puissance sera moindre que dans ton monde. Va donc à Imrryr et monte au sommet des ruines de la tour de B’aal’nezbett, et de là avance dans l’espace. Tu ne tomberas pas, à moins que ce qui nous reste de pouvoir sur ta planète nous fasse entièrement défaut.
— Voilà des paroles réconfortantes, Seigneur Donblas, dit Elric en souriant. Fort bien, je ferai comme vous en avez décidé, ne serait-ce que pour satisfaire ma curiosité.
Donblas haussa les épaules.
— Et ce ne sera qu’un monde futur entre bien d’autres, un monde presque aussi inconsistant que le tien, mais qui ne te plaira peut-être pas. Tu remarqueras la rigueur et la netteté de tous les contours, cela indique que le Temps n’y a pas encore exercé son influence, que les événements n’ont pas encore amolli sa structure. En tout état de cause, je te souhaite bon voyage, mortel, car je t’aime bien, et j’ai des raisons de te remercier. Bien que tu sois du Chaos, tu possèdes des qualités que nous trouvons admirables. Va, maintenant. Rentre dans ton corps mortel et prépare-toi à la grande aventure qui t’attend.
Elric s’inclina cérémonieusement puis regarda Sepiriz. Le noir Nihrain fit trois pas en arrière et disparut. Elric le suivit.
Une fois encore, leurs corps astraux parcoururent les myriades de plans de l’univers surnaturel, et connurent des sensations inconnues à l’esprit physique, et, soudainement Elric se sentit devenir très lourd ; ouvrant les yeux, il vit qu’il était dans son lit, dans la tour de D’a’rputna. À la lumière filtrante entre les lourds rideaux, il aperçut le Bouclier du Chaos, ses huit flèches symboliques palpitant lentement à l’unisson avec le soleil et, contre le mur, son impie épée runique Stormbringer, comme s’ils l’attendaient pour partir vers un monde éventuel d’un hypothétique avenir.
Puis Elric sombra dans un sommeil plus naturel, tourmenté par des cauchemars eux aussi plus naturels, hurlant dans son sommeil, il se réveilla et vit Tristelune debout à côté du lit. Il paraissait très inquiet.
— Qu’y a-t-il, Elric ? Qu’est-ce qui hantait votre sommeil ?
Elric frissonna.
— Rien, Tristelune. Laisse-moi ; je te rejoins dès que je serai levé.
— Mais ces cris… Avez-vous fait un rêve prophétique ?
— Prophétique il l’était, certes. J’ai eu la vision de mon sang affaibli versé par ma propre main. Quelle signification ce rêve peut-il avoir, et quelle importance ? Réponds à ces questions, mon ami Tristelune, et si tu ne le peux pas, laisse-moi à mes pensées morbides.
— Allons, Elric, levez-vous et trouvez l’oubli dans l’action. La chandelle du quatorzième Jour achève de se consumer, et Dyvim Slorm attends vos bons conseils.
L’albinos se redressa et posa un pied tremblant à terre. Il se sentait faible, vidé de toute énergie.
Tristelune l’aida à se lever.
— Oubliez cette humeur noire et aidez-nous à sortir de cette impasse.
— Oui. Donne-moi mon épée ; j’ai besoin de son énergie volée.
Tristelune alla à contrecœur vers le mur où étaient posées les deux armes maléfiques, prit la lame runique par son fourreau, il lui sembla qu’elle riait doucement, et la tendit à son ami. Elric la saisit par la garde avec un soupir de soulagement et allait la dégainer lorsqu’il s’arrêta.
— Il vaudrait mieux que tu partes…
Tristelune comprit immédiatement et sortit, ne tenant pas à mettre sa vie à la merci des caprices de l’épée infernale.
Lorsqu’il eut refermé la porte, Elric tira Stormbringer de son fourreau et sentit immédiatement sa vitalité surnaturelle se répandre dans ses nerfs. Pourtant, cela suffisait à peine et il comprit que si la lame ne se nourrissait pas bientôt de la substance vitale d’autres hommes, elle chercherait à prendre les âmes des deux amis qui lui restaient. Il la rengaina pensivement, mit son ceinturon, et alla rejoindre Tristelune dans le haut couloir de pierre nue.
Ils avancèrent en silence jusqu’à l’escalier aux marches de marbre, et descendirent jusqu’à la grande salle, située au centre de la tour.
Ils y trouvèrent Dyvim Slorm, attablé devant une bouteille de vieux vin de Melniboné, un bol en argent à la main. Son épée Mournblade était posée sur la table à côté de la bouteille. Ils avaient découvert le vin dans une cave secrète passée inaperçue des pillards. Le bol que Dyvim Slorm tenait songeusement sans y toucher était empli du mélange gélifié d’orge, de miel et d’herbes dont se nourrissaient ses ancêtres en période de pénurie. Le cousin d’Elric ne leva la tête qu’en entendant les deux hommes prendre place en face de lui.
Il leur adressa un sourire hésitant et désespéré.
— Je crains bien, Elric, de ne jamais parvenir à réveiller nos amis. C’est impossible.
Elric plissa le front en se souvenant des détails de sa vision, craignant déjà qu’elle n’ait été qu’une création de son imagination assoiffée d’espoir.
— Oubliez les dragons pour le moment. La nuit passée j’ai, du moins je le crois, quitté mon corps et voyagé en des lieux situés au-delà de la Terre jusqu’à la plaine des Seigneurs Blancs, qui m’ont dit comment, sonnant du cor, je pourrai réveiller les dragons. Et j’ai l’intention, en suivant leurs indications, de me mettre en quête de ce cor.
Dyvim Slorm reposa son bol.
— Nous vous accompagnons, bien entendu.
— C’est inutile, et de toute façon impossible. Je dois y aller seul. Attendez mon retour, et si je ne reviens pas, suivez votre jugement et passez les années qui vous restent emprisonnés dans cette île, ou bien poursuivez la lutte contre le Chaos.
— Je pense vraiment que le Temps s’est arrêté, et que si nous restons ici, nous vivrons à jamais avec l’ennui pour seul ennemi, dit Tristelune. Si vous ne revenez pas, je chevaucherai jusqu’aux royaumes conquis pour emmener au moins quelques ennemis dans les limbes avec moi.
— Comme il vous plaira, dit Elric. Mais attendez-moi jusqu’à la limite de votre patience, car j’ignore combien de temps je resterai absent.
Il se leva, vaguement surpris que ses amis comprennent si mal l’importance de ce qu’il fallait faire.
— Je vous souhaite un bon voyage, ami Elric, dit Tristelune.
— Cela dépendra de ce que je rencontrerai là où je vais. Elric sourit. Et vous, bon cousin, ne vous impatientez pas trop. Peut-être parviendrons-nous à réveiller vos dragons après tout.
— Oui, s’exclama Dyvim Slorm avec un regain soudain de vitalité, nous y parviendrons ! Leur venin se répandra sur les immondices créées par le Chaos, et les purifiera par le feu ! Oui, ce jour viendra, ou je suis vraiment bien mauvais prophète !
Contaminé par cet enthousiasme inattendu, Elric sentit sa confiance revenir et, après avoir salué ses amis en souriant, il sortit et monta chercher le Bouclier du Chaos. Puis, marchant dans les rues jonchées de décombres, il gagna la ruine qui fut jadis le théâtre de sa terrible vengeance et du meurtre involontaire de Cymoril, la tour de B’aal’nezbett.